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Trophée

Huile sur toile marouflée sur bois. 72,5 x 98,5 cm. 2020.

Cadre en sapelli massif. 93 x 119 x 8 cm.

Introduction :

«Nous avons atteint l'âge où nous sommes nous-mêmes la preuve de tout ce qui nous est arrivé de notre vivant »¹

 

« Nous commençons à voir les temps modernes, dans leur ensemble, comme une époque dans laquelle des choses monstrueuses ont été provoquées par des acteurs humains, entrepreneurs, techniciens, artistes et consommateurs. Ce monstrueux n’est ni envoyé par les anciens dieux ni représenté par les monstres classiques ; les temps modernes sont l’ère du monstrueux créé par l’homme. Est moderne celui qui est touché par la conscience du fait que lui ou elle, au-delà de l’inévitable qualité de témoin, est intégré par une sorte de complicité à ce monstrueux d’un nouveau type. Si l’on demande à un moderne : « Où étais-tu à l’heure du crime ? », la réponse est : « J’étais sur le lieu du crime ». Et cela signifie : dans le périmètre de ce monstrueux global qui en tant que complexe de circonstances modernes du crime, inclut ses complices par l’action et ses complices par le savoir. La modernité, c’est le renoncement à la possibilité d’avoir un alibi.

Ce qu’il y a de monstrueux dans la somme des actes modernes, on ne peut le résumer dans aucun concept connu ni limiter à un champ déterminé – le monstrueux est œuvre d’art, mais bien plus qu’œuvre d’art ; il est haute politique, mais bien plus que haute politique ; il est technique, mais bien plus que technique ; il est maladie, mais bien plus que maladie ; il est crime, mais bien plus que crime ; il est projet, mais bien plus que projet. »²

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Lorsque je peins, aucune rêverie ou désir d’abstraction n’habite mes gestes, ma vie.

Je ne suis pas de ceux qui parviennent à décorer leur monde intérieur et le monde extérieur. Je ne peux pas transformer un charnier en paysage champêtre. Je ne peux pas ne pas entendre mourir le chant des oiseaux autour de moi. Je ne peux pas me protéger, occulter ce qui a lieu.

 

Oui, j’ai un corps ! Et dans ce corps, je n’oublie pas ce que signalaient d’autres personnes, lucides dans leur corps :

« Je ne mâcherai pas mes mots : moi, je descends en enfer, et je sais des choses qui semblent ne pas troubler votre quiétude. Mais prenez garde. L’enfer monte chez vous aussi. C’est vrai qu’il s’approche, dissimulé derrière toutes sortes de masques, toutes sortes de drapeaux. C’est vrai qu’il imagine de nouveaux uniformes et – quelquefois – de nouvelles justifications. Mais c’est vrai aussi que son envie, son besoin d’attaquer, de frapper, de tuer est de plus en plus fort et de plus en plus généralisé. Il ne restera plus très longtemps la seule expérience intime et risquée de qui a goûté, comment dire, à la « vie violente ».³

En peignant Trophée, j’ai mis en face de moi :

-      Les 4 millions d’hommes, de femmes et d’enfants, morts entre 1929 et 1954 dans le système d’expansion industrielle et concentrationnaire communiste… le goulag…

J’ai mis en face de moi :

-      Les six millions d’humains exterminés entre 1941 et 1945 dans les camps de concentration nazi… Cette machine de mise à mort industrielle qui, à Auschwitz, permit de gazer et de jeter dans des fours crématoires jusqu’à 20.000 hommes, femmes et enfants par jour.

-      Record pulvérisé par les Américains en 1945 quand, utilisant l’une des plus monstrueuse création conçue par l’homme dans l’histoire, ils purent cramer en quelques secondes, 160.000 hommes, femmes et enfants dans les villes d’Hiroshima puis de Nagasaki. Dans les jours qui suivirent la mise à feu des deux bombes atomiques, les hommes découvraient que l’ampleur des ravages causés par cette puissance de haine se révélait être bien supérieure à la force de résistance de la vie. Et c’est un trophée de 250.000 humains et des milliards d’animaux et végétaux exterminés sous l’effet des radiations nucléaires, qui fut érigé au tableau noir de nos conquêtes pour un monde prétendu meilleur et juste.

A ce monstrueux, s’ajoute le fait que l’eau, l’air, la terre, une fois contaminés par la radioactivité, ne sont plus dans les zones impactées, des éléments vitaux, mais des poisons mortels. Durant leur temps d’incubation, ils engendrent pour les générations à venir de multiples cancers et malformations des corps vivants.

Aucun sentiment de honte n’ébranla les sociétés qui s’évertuèrent dans les années suivantes à produire des bombes encore plus puissantes, telles les bombes H.

Abstraitement renommées « armes de dissuasion », ces bombes ne dissuadent en rien les nations qui ne possèdent pas encore cette puissance de haine sans pareil, de vouloir à tout prix l’acquérir.

Je n’ai pas quitté des yeux :

-      Le pouvoir d’abstraction qui a façonné les sociétés modernes, et permet que les 16.000 ogives nucléaires actuellement répertoriées dans le monde, dont 4.000 sont prêtes à l’emploi, n’empêchent aujourd’hui quasiment aucun être humain de bien dormir. Idem en ce qui concerne les tonnes de déchets radioactifs produits par les centrales nucléaires depuis des décennies, et qui resteront hautement radioactifs durant des milliers d’années.

Rien ne semble plus pouvoir arrêter la machine de haine, l’abstraction, le programme en cours. Des bombes innovantes, truffées de pesticides, de fongicides, de bactéries, de virus, peuvent être abondamment déversées sur des terres et des corps, sans que leurs producteurs et programmateurs (lobbys industriels, pharmaceutiques, agrochimiques, biotechnologiques), ne soient (ne serait-ce que juridiquement ou dans des questions d’éthique) vraiment inquiétés par des gouvernements ou des consommateurs qui, même informés, continuent à acheter, à consommer et donc à autoriser tacitement la production des produits sortant de ces usines de mort.

Des usines de mort au sein desquelles, là où la nature vivante donnait des graines porteuses de vie, des salopards suintants le crime (suivant leur programme et dans un but très précis) manipulent en souriant la mémoire du vivant pour rendre les graines stériles et porteuses de non vie.

-      Et, bien sûr, dans ce programme, lorsqu’un peuple de paysans arrache des plantes génétiquement modifiées, c’est ce peuple qui est jugé, condamné et emprisonné pour acte terroriste !

(Une même sentence existe pour des associations au sein desquelles des militants résistent contre le massacre des forêts, des océans, des écosystèmes, du climat, des animaux…).

Trophée… Cette peinture existe :

-      En regard des heures, des jours, des nuits, des années, où tout cela peut continuer à croître au milieu d’un je-m’en-foutisme béat qui s’affiche publiquement sur l’ensemble des écrans publicitaires depuis des décennies.

-      En regard de la perte de considération envers autrui, de la perte de concentration, de la perte de réflexion, de la perte d’inquiétude, de la perte de questionnement, de la perte de discernement, de la perte de sens, de la perte de mémoire qui émane des sourires programmés, formatés, sans singularités ni diversités de cultures, et qui pullulent aujourd’hui sur des écrans, dans un « monde » parfaitement normalisé et acculturé.

-      En regard de la réalité du monde présent qui, transposée en réalité virtuelle, est plus que la simulation d’un dégagement de la question de la responsabilité, c’est sa substitution par une zone de non-lieu !

-      En regard du négationnisme étendu à la situation de mise à mort du vivant et des moyens mis en œuvre pour arriver à cette fin : l’exploitation de l’ignorance relayée aujourd’hui par tous les systèmes de pouvoirs, le conditionnement auto-suicidaire de la société et l’oubli à travers l’exaltation haineuse.

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Entre acte :

« Jamais le présent du monde, l’énorme déferlement de ses contraintes, les déformations qu’il imprime à la vie sous toutes ses formes, n’ont laissé si peu de place au sentiment de continuité de la vie humaine : traditions, filiations, promesses. Voyons l’oubli, voyons l’ardeur et les hourras des voyageurs de ce train follement lancé dans la nuit, voyons l’adhésion requise de foules démembrées à tout ce qui mutile ou brutalise le minuscule étonnement d’être au monde. Voyons le moyen carcéral des connexions, l’empire ordinaire des automates, la rumeur martelée des attractions, la fièvre des circulations, l’entassement infini des peuples, et l’enthousiasme exigé ! La cupidité et la soumission font figure de canon, d’idéal, se donnent la main. Hideurs, mensonges, violences veulent être aimés ». (…) « Le sacrifice de la vie à des logiques inflexibles que seul l’univers marchand au stade industriel puis son fanatisme technologique pouvaient exciter à cette démesure, la destructivité relayée par des moyens sans précédent, — des moyens d’une ampleur et d’un caractère inédits, l’exigence de rentabilité absorbant uniformément et abîmant tout ce qu’elle touche, voilà ce que nous constatons. Parlant d’un sacrifice de la vie, nous usons de ce mot, la vie, dans tout ce qu’il a d’indéterminé et d’indéfinissable, comme peut en user celui qui en est agité et non comme le savant spécialiste penché sur ses débris ». (…)

« Il y a ce bruit tout autour. Craquements profonds, sinistres, et le vacarme autour que l’on ajuste pour les assourdir. Des jours succèdent aux jours, l’extraordinaire est la manne quotidienne, le bouleversement la règle : s’y épuise le sentiment de la durée. L’implacable marche de la nouveauté arase les reliefs. L’oubli semble chasser toute impression que l’on voudrait se donner. La halte à peine entrevue, le campement à peine établi, que sonne le clairon d’une autre campagne.

Au dehors la tension monte. Pour paraphraser un mot de Goethe, rien ne semble pourtant mûrir. Simplement ça durcit là, ça pourrit ici.

Au péril de voir se propager en nous les putréfactions, les dédains et les chagrins, ou la vitrification - à quoi invite en réaction la danse de saint Guy de la machinerie mondiale en ses fureurs quantitatives, saccadées - atteindre les moindres fibrilles du cœur, à la crainte qui parfois nous traverse de ne plus avoir la force de recevoir, de ne plus être touchés, soulevés, visités comme nous ne pouvons oublier l’avoir été, que prétendre opposer ?Il ne faut rien prétendre. Il faut faire, et peut-être pas seulement son possible » ⁴.

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Nous sommes proches de la fin du premier quart du XXIème siècle et je remets aujourd’hui, à ce que notre civilisation appelle progrès, croissance, compétitivité, performance, innovation, culture, le trophée qu’à mes yeux elle mérite.

 

Pour celles et ceux qui ne comprendraient pas mon geste ou verraient presque automatiquement en ma personne un être pessimiste, qu’ils mettent en face de cette peinture :

 

-      Les 100 milliards d’animaux qui sont chaque année, exécutés dans les usines de mise à mort des sociétés dites civilisées.

Qu’ils mettent en face de cette peinture :

-      Le million d’espèces aujourd’hui menacées d’extinction par la façon dont les sociétés modernes ont conçu leurs morts dans ce que nous y avons appelé : qualité de vie. Une qualité de vie d’où suinte l’égocentrisme qui a permis cette extinction de masse en même pas trente ans (c’est-à-dire de notre vivant) pour près de 80% des espèces d’insectes volants.

Qu’ils mettent en face de cette peinture :

-      Les cris des scientifiques qui nous alertent de la disparition imminente de près de 40% des insectes dans le monde.

Qu’ils mettent en face de cette peinture :

-      L’annonce faite par l’union internationale pour la conservation de la nature, laquelle précise que 42 % des espèces d’invertébrés terrestres (papillons, abeilles, vers de terre, scarabées…) sont aujourd’hui menacées d’extinction.

Qu’ils mettent en face de cette peinture :

-      La reconduction de l’autorisation d’épandage de milliers de tonnes de glyphosate dans les champs. Autorisation à laquelle s’ajoute la non interdiction de l’épandage des pesticides SDHI⁵, sur des terres déjà complètement bousillées, pourries, massacrées ou mortes à force d’être arrosées par la connerie et la hargne humaine.

 

 


Bon courage et résistance aux vivants !

Yvan Chatelain

 

 

 

 

¹ Thomas Bernhard, La Cave. Gallimard 

² Peter Sloderdijk, L’heure du crime et le temps de l’œuvre d’art. Calmann-Levy

³ Pier Paolo PASOLINI, Thétis, traduit de l’italien par Dominique Noguez Revue d’Esthétique Nouvelle série Nº3, 1982, p.8

⁴ Vincent Pélissier, Compagnie, élection, désirs, hasards, revue Fario.

https://www.pollinis.org/publications/video-pollinis-sdhi-des-scientifiques-lancent-l-arlerte-sur-les-pesticides-sdhi/

post-scriptum
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