top of page

Le gradient

Bronze, 30 x 25,5 x 33 cm, 1992.

Note en regard du sens du mot « gradient » qui donne son nom à cette sculpture.

« La science manipule les choses et renonce à les habiter. Elle s’en donne des modèles internes et, opérant sur ces indices ou variables les transformations permises par leur définition, ne se confronte que de loin en loin avec le monde actuel. Elle est, elle a toujours été, cette pensée admirablement active, ingénieuse, désinvolte, ce parti pris de traiter tout être comme "objet en général", c’est-à-dire à la fois comme s’il ne nous était rien et se trouvait cependant prédestiné à nos artifices.

Mais la science classique gardait le sentiment de l’opacité du monde, c’est lui qu’elle entendait rejoindre par ses constructions, voilà pourquoi elle se croyait obligée de chercher pour ses opérations un fondement transcendant ou transcendantal. Il y a aujourd’hui – non dans la science, mais dans la philosophie des sciences assez répandue – ceci de tout nouveau que la pratique constructive se prend et se donne pour autonome, et que la pensée se réduit délibérément à l’ensemble des techniques de prise ou de captation qu’elle invente. Penser, c’est essayer, opérer, transformer, sous la seule réserve d’un contrôle expérimental où n’interviennent que des phénomènes hautement "travaillés", et que nos appareils produisent plutôt qu’ils ne les enregistrent. De là toutes sortes de tentatives vagabondes. Jamais comme aujourd’hui la science n’a été sensible aux modes intellectuelles. Quand un modèle à réussi dans un ordre de problèmes, elle l’essaie partout. Notre embryologie, notre biologie sont à présent toutes pleines de gradients dont on ne voit pas au juste comment ils se distinguent de ce que les classiques appelaient ordre ou totalité, mais la question n’est pas posée, ne doit pas l’être. Le gradient est un filet qu’on jette à la mer sans savoir ce qu’il ramènera. Ou encore, c’est le maigre rameau sur lequel se feront des cristallisations imprévisibles. Cette liberté d’opération est certainement en passe de surmonter beaucoup de dilemmes vains, pourvu que de temps à autre on fasse le point, qu’on se demande pourquoi l’outil fonctionne ici, échoue ailleurs, bref que cette science fluente se comprenne elle-même, qu’elle se voie comme construction sur la base d’un monde brut ou existant et ne revendique pas pour des opérations aveugles la valeur constituante que les "concepts de la nature" pouvaient avoir en philosophie idéaliste. Dire que le monde est par définition nominale l’objet X de nos opérations, c’est porter à l’absolu la situation de connaissance du savant, comme si tout ce qui fut ou est n’avait jamais été que pour entrer au laboratoire. La pensée "opératoire" devient une sorte d’artificialisme absolu, comme on voit dans l’idéologie cybernétique, où les créations humaines sont dérivées d’un processus naturel d’information, mais lui-même conçu sur le modèle des machines humaines. Si ce genre de pensée prend en charge l’homme et l’histoire, et si, feignant d’ignorer ce que nous savons par contact et par position, elle entreprend de les construire à partir de quelques indices abstraits, comme l’ont fait aux Etats-Unis une psychanalyse et un culturalisme décadent, puisque l’homme devient vraiment le manipulandum qu’il pense être, on entre dans un régime de culture où il n’y a plus ni vrai ni faux touchant l’homme et l’histoire, dans un sommeil ou un cauchemar dont rien ne saurait le réveiller.

Il faut que la pensée de science – pensée de survol, pensée de l’objet en général – se replace dans un "il y a" préalable, dans le site, sur le sol du monde sensible et du monde ouvré tels qu’ils sont dans la vie, pour notre corps, non pas ce corps possible dont il est loisible de soutenir qu’il est une machine à information, mais ce corps actuel que j’appelle mien, la sentinelle qui se tient silencieusement sous mes paroles et sous mes actes. Il faut qu’avec mon corps se recueillent les corps associés, les "autres", qui ne sont pas mes congénères, comme dit la zoologie, mais qui hantent, que je hante, avec qui je hante un seul Être actuel, présent, comme jamais animal n’a hanté ceux de son espèce, son territoire ou son milieu. Dans cette historicité primordiale, la pensée allègre et improvisatrice de la science apprendra à s’appesantir sur les choses mêmes et sur soi-même, redeviendra philosophie... »

Maurice Merleau-Ponty : L’œil et l’Esprit

bottom of page