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L'homme cloné

Bronze, 74 x 36 x 60 cm, 1999.

(Photographies du plâtre et du bronze).

Aujourd’hui, la mort n’est pas seulement sous nos yeux, mais aussi sur nos yeux. Sur nos yeux, comme autant de lieux à côté desquels nous sommes passés, nous passons. Et nous refusons d’emblée le risque, l’épreuve, le dessaisissement d’être regardé par ce que l’on voit. Soutenir ce regard nous brûlerait, tant il viendrait déranger notre façon de voir, d’entendre, de sentir, d’agir, d’aimer aussi. Tant il viendrait déranger nos habitudes dans notre façon de voir, d’entendre, de sentir, d’agir et d’aimer.

Ce regard nous ne le soutenons pas ; nous préférons laisser tomber sur lui nos paupières pour ne pas voir en face tout ce à quoi nous participons, mais aussi tout ce à quoi nous ne participons pas !

– Sur notre voix aussi, la mort se pose ; sur la façon que nous avons de décrire les mots sans plus jamais les vivre, sans plus jamais se dire d’eux, ni les porter comme nos actes.

Nous sommes passés derrière nos pas, derrière nos vies, derrière nos bouches, nos paupières.

Sans doute pouvons-nous fermer les yeux ; mais arrêter de respirer...

 

Silence des mots sur les écrans.

Ecrans de mots sur les mémoires

Absence au temps

Silence des sens.

Ruse, raison, miroirs aveugles, simulation d’une révolution en marche.

Restauration du passé et des formes qui, en lui, avaient pris naissance.

Aujourd’hui, l’acculturation ne brûle plus les livres, elle les vide de leur sang.

 

Là où nous ne sommes pas, là où nous n’avons pas été témoins, la vie – qui, elle, ne faisant pas partie de nos rêves – fait effraction !

L’odeur touche le visible. Au bord de l’évanouissement, à bout de souffle, un monde se consume.

 

Une société d’avatars tord le cou au langage. Il ne s’agit pas pour eux d’envahir, mais d’investir. Il ne s’agit pas pour eux d’asservir, mais de convertir.

Poussières anonymes de vies initialisées, branchées, connectées, désindividualisées. Numérisation d’histoires sans souvenir, d’existences programmées où les battements d’un cœur ne sont plus que ceux d’une pompe. 

Au loin, très loin, des hommes, des femmes, des enfants, forment un long cortège qui les mène vers l’intégration. Ils baissent légèrement la tête pour ne pas regarder en face tout ce à quoi ils ne participent pas.

Nous baissons légèrement la tête...

Nous fuyons ce qui nous rappelle à notre jeunesse, à notre vieillesse, à ce qui nous implique dans une histoire. Nous voyons tous ces lieux que nous refusons, ces lieux nés de regards posés, nés de la voix, de l’écoute... et nous les occultons.

Poussés par notre désir de posséder notre désir, notre conscience est à la fois absente du regard et absence de regard : permanence de l’oubli.

Et quand la tête, dans un ultime effort, voit qu’elle ne parvient plus à se redresser au sein de la verticalité que la pensée a amputé au corps qui la porte... là même, deux mains absentes de toute histoire sont montrées à l’audience – d’une façon un peu différente de celle que pourrait avoir un enfant lorsqu’il montre ses mains à ses parents avant de se mettre à table.

Dans l’assemblée, le public tremblotant se recueille.

Un long silence et puis, applaudissements !

Yvan Chatelain

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