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La face cachée de l’abstraction et l’agonie de la conscience – viol sur le vivant.

Bronze, 66 x 47,5 x 84 cm, 2005.

(Photographies du plâtre et du bronze).

(Notes liées entre autre à la sculpture : La face cachée de l’abstraction et l’agonie de la conscience – viol sur le vivant) :

 

Depuis déjà plus d’un siècle, l’abstraction est le moyen par lequel, l’artiste moderne (entre autres) a trouvé la possibilité de "refabriquer" son histoire tout en occultant : d’une part, l’historicité de sa responsabilité dans le temps et, d’autre part, le face à face, le visage, la figure, le paysage de la réalité contemporaine. Cela se faisant, la réalité elle-même disparaît progressivement de la mémoire de chaque histoire. Chaque histoire, effacée, dans la mémoire effacée de l’époque où elle est née !...

La présence de l’artiste n’apparaît plus alors dans le temps comme présence d’une individualité qui se hisse à la question d’une époque, de nommer dans une image. Son art devient, en tant que tel et du même coup, intemporel ! Il se précipite lui-même et précipite autrui dans un univers sans naissance et sans mort.

Dès cet instant, l’art – miroir et présence de la conscience de l’homme dans l’histoire du monde ; présence et mesure, dans le monde, d’une réflexion de la nature en regard de ce que l’homme crée – n’est plus. L’art est détruit dans l’art qui ne reconnaît plus les choses dans une histoire.

 

Parce que nous faisons partie d’une époque, nous ne pouvons pas ne pas avoir le souci de cette époque, (à moins de tomber dans l’abstraction et d’ignorer ce qui nous entoure).

La quasi totalité de la pensée émergeant de la seconde moitié du XXe siècle dans les sociétés dites civilisées, n’est autre que ce processus d’abstraction qui, appliqué dans de nombreux domaines de connaissance, ne permet plus à la pensée de se comprendre elle-même.

Le progrès, mot-phare des XIXe et XXe siècles, est essentiellement constitué de formes au sein desquelles le monde vivant n’est plus contenu et ne peut plus être reconnu.

Les mouvements que cette forme, « le progrès », a engendré, deviennent des mouvements "autonomes" du non-vivant. Dans leur diversité, ils ne contiennent aucune métamorphose. Chaque chose qui s’y voit élaborée et produite, est identique à toute autre. Elle appartient au même fonctionnement.

Lorsque la seule abstraction s’impose comme langage et vérité en peinture, en sculpture, en littérature, en musique, en architecture, en sciences, en politique – que peut-on lire alors d’un trajet fait dans les choses ? En regard de quoi pouvons-nous y reconnaître l’histoire ? Quel témoignage de la nature ? Quel témoignage d’une société humaine, d’une époque ? Quelle humanité ?

À moins que ce soit cela le témoignage, mais en creux, en négatif ? Témoignage de ce qui s’efface de la vue et que personne ne veut voir. On préfère retirer sa parole à l’image plutôt que de prendre position devant l’image que la réalité nous renvoie en permanence.

Quelle nomination des choses afin que les choses soient de nouveau comprises avec le monde, dans le monde !?

 

Là où le régime nazi a échoué dans ses tentatives de brûler les livres, d’exterminer un peuple et sa mémoire, l’homme dans son intégrité... là où il a échoué à effacer les traces intellectuelles et matérielles qui ont permis qu’arrive ce qui est arrivé dans sa réalité irréparable... là précisément, la pensée matérialiste et abstraite y est, elle, parvenue en s’insinuant, en gagnant à sa cause l’une des plus belles formes d’expression de l’humanité : l’art.

L’art ne s’est pas saisi de la tâche qui lui incombait de montrer l’influence considérable qu’Auschwitz et les événements de l’époque continuaient à avoir aujourd’hui, à commencer sur un art qui « naïvement » a cru qu’il pouvait se passer de penser Auschwitz. Cette absence de réflexion peut être d’une extraordinaire force destructrice, elle gagne en puissance à mesure qu’elle devient méconnaissable parmi les ruines du langage qui la compose et qu’elle ne cesse de faire croître...

Tout a réellement eu lieu. Visages, endroits, voix, tout est bien là, aujourd’hui décomposé, démonté, désarticulé, ou en cours de désarticulation. Mais l’on préfère encore appeler cela : création, improvisation, composition, art conceptuel, jusqu’aux actuelles « installations » qui ont elles aussi la manière de combiner des énoncés, mais ne possèdent pas en tant que tels de pouvoir de révélation.

Ici, celui qui a perdu la faculté de juger a aussi perdu la faculté de discerner.

Cette façon d’être n'est pas un phénomène isolé se produisant dans quelque tour d'ivoire de la pensée abstraite, elle est étroitement liée au caractère de plus en plus fonctionnel de notre société ou, plus exactement, au fait que l'homme moderne y est devenu, de plus en plus, une simple fonction de la société.

En ce sens, une grande partie de l’art de la seconde moitié du XXème siècle n’a fait qu’alourdir l’insuffisance de la réflexion de notre temps, que creuser notre analphabétisme devant Auschwitz sans « laisser apparaître parmi les ruines le profil incertain d’une nouvelle terre éthique : celle du témoignage ».[1]

Contrairement à ce que certains ont pu dire au musée d’Orsay, il n’y a pas d’origine de l’abstraction. Il y a ce qui s’origine avec l’abstraction.

Une œuvre abstraite brouille, perd, confond, éclate les notions de commencement et de fin. Celui qui regarde, écoute une œuvre abstraite, n’est plus en mesure de savoir d’où il vient, ni où il va, ni où il est.

Auparavant, l’art n’avait jamais cessé de se faire la fresque de l’humanité dans son histoire, la peignant, la sculptant, l’écrivant au travers des paysages où les hommes naissent et meurent, évoluent, agissent, regardent, habitent.

Si nous ne regardions aujourd’hui que des œuvres abstraites, imaginez-vous quelle mémoire nous aurions d’une histoire, des événements, des transformations qui tout au long des époques ont eu lieu !?

 

Une œuvre abstraite ne culpabilise ni ne déculpabilise personne, elle rend tout le monde irresponsable.

Ce stade d’abstraction présent dans la vue elle-même, qui a perdu le monde de vue, c’est aussi l’écoute qui a été, qui est perdue pour le monde.

 

A travers ce faire, le « restaurateur » (aujourd’hui assisté dans son travail par de nouvelles techniques), ne prétend pas comprendre la parole d’une œuvre, de son époque. Il en analyse les différents composants, différencie l’empreinte du temps et le pigment de base utilisé par son créateur, puis, repeint l’œuvre en fonction des calculs et analyses ayant permis d’identifier la nature dite "originelle" des pigments de base jadis utilisés. Certains de ces calculs et analyses ne sont pas sans être justes si l’on fait abstraction de ce qu’il y a de vivant dans une œuvre : le temps.

Le temps, n’est pas lui-même sans nous révéler certains mystères contenus dans une œuvre. Ce sont les couleurs elles-mêmes qui peuvent nous apprendre cela.

Peindre, c’est toujours peindre avec le temps, avec la lumière du matin et celle du soir. Avec un ciel orageux, pluvieux ou ensoleillé. Peindre avec l’automne, l’hiver, le printemps, l’été, avec ce que les saisons portent d’histoire. Peindre avec la lumière de l’époque où l’on peint et en regard de ce que cette époque renvoie, réfléchit alors de la lumière. Lumière changeante. Peindre avec la parole que le temps prononce. Prendre en compte la parole du présent, afin d’approcher avec elle au plus près d’une possible nomination des choses – le possible d’un dialogue.

Ici, le tiers (qui depuis combien de temps avait été exclu ?), la terre et l’univers, réinscrits en tant que paroles. Et le monde lorsqu’il redevient un monde de couleurs, un monde rencontré à travers les couleurs.

 

Les couleurs... Elles ont chacune une propriété.

Chaque couleur s’écrit de ce qu’elle contient en elle son rapport avec toutes les autres couleurs.

À moins de faire abstraction de ce qu’elle est, aucune couleur ne peut être vécue comme quelque chose d’uniforme.

Aussi, dès l’instant où une tonalité est posée, il s’agit de porter avec elle l’ensemble de l’Histoire.

Sortie de ce contexte, toute tonalité prise isolément ne serait que lettre morte, livre mort.

Les tonalités ne sont pas relatives à un point de vue, pas plus qu’elles ne sont une façon de voir. Si nous en venons à les considérer ainsi, alors ce n’est plus elles que nous nommons... et nous ne nous comprenons plus nous-mêmes qu’à l’intérieur d’un discours qui ne désigne que lui-même.

Aucun restaurateur, aucune analyse scientifique, telles qu’elles se présentent aujourd’hui, ne pourront jamais restituer, ni même approcher ce problème, à moins d’abstraire d’une œuvre ce qui la constitue : le temps.

Avoir fait abstraction de l’empreinte du temps contenu dans une œuvre, fera qu’au bout du compte, c’est cette abstraction qui aura valeur de vérité, qui fera autorité. Ce faisant, l’abstraction devient ce qui se substitue à ce point vivant où une œuvre prend naissance au sein d’une temporalité qu’elle-même introduit et qui continue à la constituer après son achèvement même. En vue de cette substitution, ce n’est plus l’origine d’une œuvre que nous approchons, mais c’est l’œuvre que nous faisons devenir virtuelle.

Le vernis posé sur une peinture est la dernière parole qu’un peintre y prononce. Après, il ne touchera plus jamais aux paroles qui composent sa peinture. Le vernissage n’exclut pas la parole du temps sur l’œuvre. Le temps n’exclue pas la parole d’une œuvre. Il nous aide à ne pas nous suffire à nous-mêmes dans notre façon de voir et de penser. Il nous apprend à ne pas posséder.

C’est cette parole de la dépossession que la restauration refuse.

Qui supporte aujourd’hui l’idée qu’une œuvre puisse être vivante et mourir ?!

 

Il y a d’autres mondes que celui que représente le monde des hommes aujourd’hui.

Il y a le monde de la nature ; il y a le monde que porte la nature.

Il s’agit de leur être fidèle...

Mais leur être fidèle, c’est les ramener au visible de ce siècle.

Comment fait-on ?

 

Il est arrivé au peintre Millet de dire : « Ce qui compte en peinture, ce n’est pas ce que porte un paysan, par exemple un sac de pomme de terre, mais le poids exact de ce qu’il porte. »

La question qui est posée ici trouve sa source dans les trois dimensions du temps.

La première dimension s’inscrit dans la reconnaissance de ce que nous semons et pourquoi nous le faisons. Elle ne nous limite pas à savoir si ce que nous tenons dans nos mains est un germe de pomme de terre, mais nous invite à être devant ce germe, une individualité consciente de ce que nous déposons de nous-mêmes dans la terre.

La seconde dimension s’inscrit dans la reconnaissance de ce que nous avons à vivre avec l’autre, qu’il s’agisse d’un humain, d’un animal, de la nature, de la terre, et ceci jusque dans cette parole qu’il ou elle nous renvoie de notre action, si tant est qu’ils aient pu y mûrir.

La troisième dimension s’inscrit dans la re-connaissance au sens de re-naître avec. Il s’agit d’accepter d’être présent et conscient du fait que nous ne pouvons pas nous abstraire de ce que nous avons engendré. La question est ici de se souvenir du futur que nous avons en commun. Dès lors, il ne s’agit pas de considérer l’imagination comme une faculté oisive qui permettrait à l’homme de s’évader de la réalité. Au contraire, il s’agit de la concevoir comme une faculté où l’homme, s’il y travaille, peut avec elle approcher au plus près de la réalité afin d’être conscient, d’une part, de l’intégrité d’un germe quant à la vie qu’il porte, d’autre part, de la responsabilité qui nous incombe dès lors que nous intervenons sur lui... pour le laisser advenir à sa forme entière en respectant la mémoire qu’il porte ? ou pour en modifier la mémoire comme s’y essaye la science actuelle avec les "Organismes Génétiquement Modifiés" sans même prendre la peine de s’inquiéter auparavant de ce qu’elle-même introduit dans ses procédés ? Cette absence d’inquiétude appliquée tant dans le paysage industriel que dans notre façon de vivre au XXeme et XXIeme siècle, a aujourd’hui pratiquement détruit l’écosystème, la vie qui s’exprime dans la nature. Voyant cela, nous ne pouvons plus dire aujourd’hui : mais comment pouvions-nous savoir ? Comment aurions-nous pu imaginer qu’une telle chose se produise et se reproduise ?!

 

Depuis le début du XXe siècle, tout était là pourtant, inscrit sur une porte. Au sommet de cette porte, trois grandes ombres réunies par un lien invisible désignent quelque chose. Un peu plus bas, un homme est assis le dos courbé. Sa tête inclinée vers la terre ne permet pas que dans l’ombre on distingue son expression. L’une de ses mains, recourbée, touche le bout de ses lèvres, l’autre, repliée, semble à l’extrémité de son genou suspendue dans le vide. Ses pieds épousent la forme du sol qu’ils touchent et s’y accrochent comme une racine. Flottant au dessus de l’homme, des âmes humaines le regardent penser au milieu d’un peuple supplicié. Sous les pieds du penseur, comme entraîné par l’humanité, le ciel lui-même vient à s’effondrer attirant dans sa chute un ange qui dans ses gestes exprime à la fois la réflexion, la désolation et l’abandon. Combien auront entendu les cris, la plainte qui s’élève autour de lui ? Combien auront senti le souffle d’un vivant ?

Sur cette porte sont inscrits les pressentiments du Goulag, de la Shoah, d’Hiroshima et Nagasaki, de la guerre du Vietnam, de Tchernobyl... de toutes les souffrances, les abominations qui continuent encore aujourd’hui.

C’est à la toute fin du XIXe siècle qu’Auguste Rodin (et Camille Claudel, à mes yeux) sculptèrent la porte de l’enfer. Mais combien face à cette porte ont fait l’effort de se souvenir de leur futur, de ce que l’on peut inscrire de ce futur dans nos actes présents ? Combien ont pu faire cet effort, si déjà en regard de notre passé l’on n’est plus capable de faire face... si déjà on est devenu amnésique comme cela se confirme trop souvent aujourd’hui et dans quelques domaines que ce soit.

Quelle porte, quel seuil avons-nous franchi en conscience en entrant dans le XXIe siècle ?

Qui se souvient de son futur ?

 

Le sablier s’écoule. Les choses ne reviendront pas comme avant.

 

Rien ne vit et ne se cultive pour soi dans la nature. La vie du paysage dépend aussi de comment nous venons penser, répondre à cette vie qui nous fait face.

Quelles mains tendues, (non-fermées, non-armées, non-ouvertes pour mendier) quelles mains viennent se choisir dans ce qu’elles engendrent, quelles mains viennent se rejoindre, consciemment, pour dans leur lignes de vies soutenir les formes de la vie ?

 

On est soi-même porteur d’une histoire au préalable...

 

L’architecture de cette histoire est inachevée et c’est de cet inachèvement même que relève notre propre existence. Nous avons été pensés par le monde dans les dimensions mêmes d’une œuvre d’art, c’est-à-dire pensés comme ayant soi-même la possibilité de se réfléchir, de se penser, d’être impliqués dans l’architecture et l’histoire du monde. C’est cela devenir conscient.On est soi-même porteur d’une histoire au préalable...

Yvan Chatelain

[1] Giorgio Agamben

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